Des tours de vieux
Peut-être connaissez-vous des vieux, un peu ratoureux, qui jouent des tours.
Ils sont drôles, moqueurs ou cyniques, même tristes parfois.
Mais ce n’est pas de cela dont je veux vous parler. Bien que …
Dans mon quartier il y a des tours d’habitation pour les personnes âgées autonomes. Elles s’élèvent tout en hauteur le long de la rivière, et peuvent contenir facilement plus de cents logements. Un genre de « Club Med », tout inclus : clinique médicale, pharmacie, piscine, buanderie, jeux en tous genres (billard, pétanque, shuffleboard, bingo …) et des gentils organisateurs pour donner la cadence et divertir les locataires.
Oh! Comme ils sont chanceux, ces vieux.
Je ne sais pas cependant si quelques- uns n’échangeraient pas leur studio de 400 pieds carrées dans ces hôtels 4 étoiles pour un petit 4 ½ dans un haut de duplex de leur ancien quartier.
Certes, ces résidences offrent maints services de santé, de loisirs et de sécurité et c’est ce qu’apprécient les résidents, mais il y a un prix à payer, celui de vivre « en communauté ».
Deux cents vieux et vieilles, tous ayant atteint l’âge d’or, croyez-vous que ça forme un groupe homogène? Pas du tout.
Paulette aimerait que la bibliothèque achète davantage de roman Harlequin tandis que Marguerite réclame Proust, Camus et Simone de Beauvoir.
Georgette joue au bingo tous les mardis soir mais Yvon n’a pas encore obtenu son club de joueurs d’échecs.
À la salle à manger, Jeannine ne peux pas supporter d’entendre Marcel saper en mangeant sa soupe.
Quant à Georges, il n’y a rien qui ne l’exaspère plus que de voir Roger se traîner les pieds.
Il n’est pas si facile de vivre « en gang ».
Depuis 4 ans, je suis témoin, à chaque semaine, des aléas de la cohabitation puisque je m’occupe bénévolement d’une petite bibliothèque dans une résidence pour personnes âgées autonomes.
Chaque personne que je rencontre et avec qui je fais la conversation arrive à m’étonner. Ce n’est pas surprenant, elles ont quatre-vingts ans de vie à me raconter. (Les noms ici sont fictifs mais les personnes bien réelles).
Tiens, il y a Henri, ancien professeur d’arts plastiques. C’est l’organisateur en chef de la tombola annuelle. Henri ne doit pas mesurer plus de 1 mètre 65. Frêle, l’œil vif, il s’affaire à enjoliver la salle des loisirs. Lorsqu’arrive la semaine de la tombola, il transforme les lieux en un décor digne des films de Walt Disney.
Claire a des doigts de fée. Ancienne couturière qui a trimé dur pour gagner sa vie, elle est fière de nous raconter comment elle travaillait sur des machines à coudre à 6 fils. C’est une bricoleuse hors pair. Entre la réparation d’un pantalon, la fabrication d’un chapeau ou d’un bibelot et la correspondance par Internet avec son amoureux, elle n’a pas le temps de s’ennuyer.
Paul est un grand monsieur qui se tient droit comme un i. Il a une jambe de bois, un genou de plastique et une hanche d’alu. Qu’à cela ne tienne, il aime danser. Mais sa spécialité ce sont les jeux de mots, les phrases célèbres qu.il cite à tout propos et les histoires un peu salées.
Madame De la Durantaye est octogénaire, trilingue et diplômée des Hautes Études Commerciales. Elle trouve difficilement sa place dans cette résidence qui abrite des gens de classe moyenne. Enfance dorée, élevée par des bonnes d’enfants, cultivée, le tutoiement ne fait pas partie de ses habitudes. Elle vouvoie son époux dont elle prend soin. Entre deux sorties au concert, elle aime prendre des responsabilité.
Irène est une meneuse qui aime relever des défis (comme Madame De la Durantaye d’ailleurs, c’est pourquoi elles ne s’entendent pas). Irène a donc mis sur pied une petite école. Elle fait la classe une fois par semaine à une vingtaine de résidents. Elle met un temps fou à préparer des exercices pour développer la mémoire, la concentration, le sens de l’observation et plein d’autres choses utiles dans la vie. Elle corrige les devoirs et maintient une bonne discipline dans la bonne humeur. L’école a un succès fou.
Cette activité vient en deuxième place après le bingo.
Je pourrais vous parler encore longtemps de toutes ces personnes que j’aime, chacune dans leur différences, leur originalité, leur façon d’appréhender la vieillesse. Que dire de Jacques, 92 ans, devenu expert en informatique et qui s’amuse à numériser ses disques vinyle ou à rédiger de petits textes pour le journal de la résidence.
Ces personnes âgées ont encore une pulsion de vie, un goût du partage, même si Roger se traîne les pieds, si Hubert marche courbé comme s’il portait le poids du monde entier ou si Jacqueline la timide marche les yeux baissés.
P.-S. : Ce billet m’a été inspiré par un texte de Zoreilles intitulé Madame B que vous pouvez lire sur son blogue.
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